Interview du professeur Kurt Wüthrich

Marina Solvay : Le Conseil de chimie de 1983 a été très important pour vous. Je me demande si ce Conseil a été le théâtre d’une découverte similaire à celle qu’a connue le Conseil de chimie de 1953, lorsque William Lawrence Bragg a lu, pour la première fois, le rapport de Crick et Watson sur la structure en double hélice de l’ADN, déterminée grâce aux clichés de cristallographie à RX de Rosalind Franklin.

Conseil de physique 1953

Kurt Wüthrich : Rosalind Franklin, en utilisant une méthode de diffraction de rayons X (RX), a obtenu environ 30 mesures. Ce n’est pas suffisant pour déterminer une structure double hélicoïdale. Il y a une répétition de 10,5 bases appariées par unité. À l’époque, on ne pouvait pas dire, à partir de ces données, s’il s’agissait d’une seule chaîne, ou de deux ou trois en parallèle. Watson et Crick se sont entretenus avec des chimistes qui avaient trouvé deux paires de bases qui se reconnaissent, c’est-à-dire qu’elles ont le même type de liaison hydrogène. Cela les a amenés à construire une double hélice d’ADN. Ce n’est qu’en 1981 que Richard Dickerson a démontré qu’il s’agissait pour l’ADN du type B d’une structure bihélicoïdale.

De 1951 à 1953, Rosalind Franklin a étudié des filaments de thymus de veau préparés par le professeur Rudolf Signer. Je suis intimement lié à ces travaux parce que Rudolf Signer était mon professeur de chimie organique à l’université de Berne. Il a produit de l’ADN qu’il a cédé aux Anglais pour étudier ces structures. Peut-être était-il à la conférence Solvay en 1953 ?

Marina Solvay : Oui en effet, Rudolf Signer était présent à la conférence de 1953.
Kurt Wüthrich : On peut juger étrange la position de Rudolf Signer. Il avait appris à préparer ces filaments de haute qualité et il y avait tout l’équipement à Berne pour lui permettre de réaliser lui-même ces mesures. Malheureusement, ces appareillages se trouvaient au sein de l’institut de chimie minérale, et Signer ne s’entendait pas avec son collègue de chimie minérale. Plutôt que de faire ces mesures à Berne, Signer a donc offert ces filaments à des collègues en Angleterre. Maurice Wilkins a accepté l’ADN de Signer et Rosalind Franklin en a réalisé les mesures. 

Rosalind Franklin a poursuivi ses recherches en adoptant une stratégie qui a également été utilisée pour des recherches sur les protéines. À partir des réflexions RX qu’ils ont mesurées, ces chercheurs ont trouvé que la structure protéinique des cheveux se modifie quand on les étire : la structure est élastique. On savait cela depuis plus ou moins 1935, à tout le moins pour la laine de mouton. En Australie, on s’était intéressé à la structure de la laine et on l’observait aux RX. La laine étirée avait une autre structure, qu’on appelait bêta. À partir de ces observations, les chercheurs ont identifié des structures alpha et bêta dans les protéines. Pauling a construit des modèles de molécules à partir de ces connaissances, avec les dimensions interatomiques connues, et a trouvé qu’il n’y a qu’une seule structure compatible avec les données des diagrammes de filaments. Il faudrait environ 10 000 mesures pour déterminer la structure à 2 brins d’ADN mais grâce à cette technique, Rosalind Franklin a pu obtenir environ 26 mesures. Il fallait donc construire des modèles comme l’avait fait Pauling. Le succès de Pauling tenait à sa capacité d’utiliser et de disposer des bonnes distances interatomiques et il a pu construire le modèle des chaînes polypeptidiques en forme alpha.

Marina Solvay : Je comprends donc qu’il y a trois façons de réaliser des images de structures protéiniques : par cristallographie à RX, par spectroscopie RMN, et plus récemment par cryo-EM, mais je ne vois pas très bien la différence...

Kurt Wüthrich : C’est justement l’objet de mon cours de demain.

Ce sera une vue d’ensemble de ces trois techniques. En voici deux :            

-        Pour la radiocristallographie, il faut des monocristaux. Ce n’est pas évident, car cela ne marche pas toujours : on essaie des tas de solvants. Si rien ne marche, on abandonne !

-        Quant à la RMN, on observe des isotopes au spin ½. Il y a deux états identiques (Eigenstates) en l’absence d’un champ magnétique. Dans un champ magnétique, ces états sont un peu différents. Pour l’atome d’hydrogène, ces états sont aussi un peu différents en fonction de l’environnement de chaque hydrogène. C’est la base de la RMN. En 1965, je suis allé à Berkeley assister aux débuts de la RMN, et nous avons tout construit nous-mêmes...


Marina Solvay : Vous avez travaillé chez Bell ?

Kurt Wüthrich : Oui, après mon passage à Berkeley, on m’a offert un emploi au sein des Bell Laboratories. Voilà un sujet intéressant pour vous qui êtes liée à l’histoire d’un grand groupe industriel. Bell était une entreprise commerciale formidable pour la recherche, où les scientifiques ont inventé bien des choses. Cinquante prix Nobel ont travaillé chez Bell. On y a inventé le transistor, la transmission digitale, les satellites, le radar, et on a pu parler avec Armstrong sur la lune par « picture-phone » ! C’est formidable pour une organisation industrielle. J’ai commencé à y travailler au moment où la RMN commençait à tourner. Ce genre de choses ne se renouvellera pas. C’était une chance. Bell Labs a disparu à cause de la politique anti-monopole. 


Marina Solvay : Vous êtes chimiste ou physicien ?

Kurt Wüthrich : Plutôt professeur de ski et physicien que chimiste. Actuellement, je suis largement biochimiste moléculaire. Toutefois, ce me fut très utile d’avoir une base de connaissance en chimie. La spectroscopie RMN est une méthode qui relève à la fois de la physique et de la chimie.

 

Marina Solvay : En 1980, pour décrire les méthodes d’analyse des structures de protéines, vous avez créé des acronymes : COSY, SECY, FOCSY, NOESY.

Kurt Wüthrich : Oui, ce fut ma contribution. 
          •         SECSY: Spin Echo-Correlated Spectroscopy
          •         COSY: Correlated Spectroscopy
          •         FOCSY: Foldover-corrected correlated Spectroscopy
          •         NOESY: Nuclear Overhauser Enhancement Spectroscopy


Marina Solvay : En 1983, vous présentez la structure du glucagon au Conseil Solvay.

Kurt Wüthrich : Oui, en effet, en 1983, c’est bien au Conseil Solvay que j’ai présenté le glucagon.

 


Marina Solvay: Vladimir Prelog, prix Nobel de chimie en 1975, écrit à propos de ce Conseil: “The purpose of the conference was to bring together the two groups, the analysts and the syntheticists, to discuss the present status of knowledge.”

Kurt Wüthrich : Prelog était professeur de chimie en Suisse, à l’ETH depuis une trentaine d’années. Il a eu le Nobel en 1975.


Marina Solvay : C’était votre professeur ?

Kurt Wüthrich : Je n’ai pas fait mes études à l’ETH, mais aux universités de Berne et de Bâle. Mais je l’ai bien connu, il était mon collègue à l’ETH.

Marina Solvay : Parmi les participants au Conseil de 1953, il y avait R. Huber, R. Schwyzer, P.L. Luisi, J.M. Lehn, D.J. Cram, A.R. Ubbelohde et bien d’autres…

Kurt Wüthrich : Nous avons été cinq à avoir plus tard le Nobel. D.J. Cram et J.M. Lehn en 1987, R. Huber en 1988, moi-même en 2002, M. Karplus en 2013.


Marina Solvay : Et le professeur Schwyzer?

Kurt Wüthrich : Il était mon chef à l’ETH.


Marina Solvay : Le Conseil de 1983 vous a-t-il apporté beaucoup ? Et le cas échéant, pourquoi ?

Kurt Wüthrich : Ce fut immédiat. Après le conseil, deux laboratoires importants en URSS et en Californie ont acheté tout ce que nous possédions à Zurich pour entrer dans notre champ de recherche. Ils étaient convaincus que cela fonctionnait !

Marina Solvay : Vous voyiez le glucagon en 3D, mais les dimensions étaient-elles exactes ?

Kurt Wüthrich : Oui. Il y a une partie hélicoïdale près du terminus. Le glucagon possède 29 acides aminés et se termine en structure hélicoïdale.


Marina Solvay : Vous aviez déjà tout trouvé en 1983 ?

Kurt Wüthrich : On n’a jamais tout trouvé, Madame ! À l’époque, en 1983, on savait qu’il y avait dans la cellule des récepteurs dirigés par le glucagon et on savait qu’ils s’attachaient quelque part, mais on ne savait pas à quoi ils s’attachaient. Le glucagon se fixe sur la surface membranaire (lipidique). On connaissait la structure du glucagon identifiée aux RX, mais en solution dans l’eau, elle était totalement différente. Maintenant, je reprends les travaux sur le glucagon et on étudie ses interactions avec les récepteurs. À Shanghai, j’ai un groupe de dix personnes qui travaillent là-dessus. C’est récent, et je n’ai pas travaillé sur le glucagon de 1983 à 2015.

Marina Solvay : Et le BUSI ? Vous avez identifié sa structure en 1984 ?

Kurt Wüthrich : Oui, c’est un inhibiteur de protéase dans la semence de taureau.

Marina Solvay : Robert Huber obtient la même structure par cristallographie à RX que vous avec la RMN ? 

Kurt Wüthrich : Quand j’ai présenté notre structure, Robert Huber a dit : « ce n’est pas possible, on ne peut pas identifier une structure en solution parce que la molécule bouge tout le temps. On ne peut pas photographier avec précision un objet en mouvement rapide, ils ont dû tricher ! ». Alors, j’ai quitté le labo et j’ai été skier pendant deux ans à Wengen ! Je me suis entraîné avec l’équipe de ski. De 1984 à 1986, pendant deux hivers, j’ai fait du ski tous les jours.
Puis le groupe Hoechst nous a donné à chacun, à Huber et à moi, 100 g d’un de leurs produits : un inhibiteur d’amylase. Par RMN en solution, nous avons déterminé la structure en quelques mois. L’assistant de Huber n’est pas parvenu à faire des monocristaux et Huber s’y est mis lui- même. Quand Huber a réalisé que nous avions la même structure, il a compris que notre méthode était correcte et il en est littéralement tombé malade !

Pour la seconde protéine que nous avons décrite, une équipe américaine avait obtenu un résultat différent par RX. Comme c’était la méthode admise, on a pensé que notre résultat était faux. En 1992, ils ont recommencé et ont trouvé le même résultat que le nôtre, pour finalement admettre que nous avions raison. Il leur a donc fallu de 1986 à 1992 pour admettre que nous avions raison et que leurs résultats étaient faux.


Marina Solvay : En 1997, c’est la crise de la vache folle, et vous avez identifié le prion de la souris ?

Kurt Wüthrich : Nous avons déterminé la structure de la protéine prion.

Marina Solvay : Cette protéine prion avait une longue queue !

Kurt Wüthrich : Une protéine avec une longue queue : c’était nouveau !


Marina Solvay : Pour avancer ?

Kurt Wüthrich : Non. Probablement pour évoluer vers la forme malsaine.


Marina Solvay : La connaissance de cette structure peut-elle aider à guérir la maladie de la vache folle ?

Kurt Wüthrich : Il n’y a plus de maladie de la vache folle. Grâce au travail de plusieurs équipes, on a pu procurer aux politiciens les données qui leur ont permis de prendre des mesures pour l’éliminer. Pour les humains, la maladie de Creutzfeldt-Jakob ne peut encore être guérie, mais on peut prévenir les accidents de transmission par négligence. On comprend aujourd’hui bien des choses à son sujet.

Marina Solvay : Quel est l’avantage de la RMN par rapport à l’EPR ou la radiocristallographie ?

Kurt Wüthrich : En utilisant la RMN, on peut travailler en solution. On n’a pas besoin de monocristaux. On est proche des conditions physiologiques. Le résultat que nous avions pour le glucagon dans des conditions physiologiques était différent du résultat par RX obtenu par Tom Blundell. En somme, la RMN est complémentaire, mais ne remplace pas la cristallographie pour la structure des protéines, qui reste dominante en recherche sur les protéines : on a actuellement 12 000 résultats RMN et 100 000 structures RX.

Marina Solvay : Que pensez-vous des Conseils Solvay aujourd’hui et comment les imaginez-vous dans le futur ? Ont-ils encore un rôle et sous quelle forme ?

Kurt Wüthrich : Difficile de répondre, mais on peut certainement souligner que parmi les participants au Conseil de chimie de 1983, cinq participants ont entre-temps obtenu le Nobel, et bien d’autres étaient aussi candidats au Nobel. Ceci est une illustration du niveau extraordinaire des Conseils Solvay. Pour le Conseil de 2016, nous avons reçu de nombreuses félicitations, car nous avons pu réunir des groupes travaillant sur la catalyse dans des domaines différents (synthèse, biochimie, biophysique…) et qui se connaissaient peu auparavant. C’est unique ! On ne peut plus faire cela ailleurs qu’aux Conseils Solvay, car le monde de la science devient trop spécialisé.

Marina Solvay : Et voyez-vous un avenir à nos Conseils ?

Kurt Wüthrich : Oui, mais il faut bien réfléchir à ce que l’on y fait ! Il devient difficile de convaincre des scientifiques de haut vol de venir passer une semaine à Bruxelles ! J’ai dû dire à l’un ou l’autre que si c’était pour venir donner une présentation et s’en aller ensuite, cela ne valait pas le coup. J’ai dû énergiquement imposer mon point de vue ! L’intérêt des Conseils, c’est la discussion et pas la présentation ! Cela reste un modèle unique. On ne peut pas faire de réunions de ce genre ailleurs. Savez-vous qu’il y avait une CIBA — GEIGY Foundation, devenue ensuite NOVARTIS Foundation ? Ce projet est abandonné depuis dix ans, car il était trop coûteux. Or cette fondation a publié 80 rapports sur des thèmes proches de ceux des Conseils Solvay. On notera que les physiciens ont plus besoin de ces réunions que les chimistes et biochimistes qui sont eux soumis à la pression industrielle (start-ups). Il peut être moins difficile d’assembler un groupe de physiciens de haut niveau que de chimistes.


Marina Solvay : Les chimistes ont mis du temps à utiliser la mécanique quantique. Avant 1967, c’était difficile.

Kurt Wüthrich : Pour ma part, j’ai utilisé la mécanique quantique depuis que j’étais étudiant.

La mécanique quantique est à la base de la RMN.