Interview van den heuvel

Marina Solvay : Tout comme le professeur Martin Rees, vous avez participé au Conseil Solvay de 1973  intitulé « Astrophysique et Gravitation » ainsi qu’à celui de 2014  intitulé « Astrophysique et Cosmologie ». Pourriez-vous m’en parler ?

Professeur Edward Van den Heuvel : La grande avancée scientifique qui nous amena, nous les astrophysiciens, au Conseil de 1973, fut la découverte des étoiles binaires à rayons X en 1971-1972. Ces systèmes doubles sont composés d’une étoile normale et d’une étoile à neutrons ou d’un trou noir.

 


Le sujet du Conseil « Astrophysique et Gravitation » était particulièrement d’actualité à l’époque : cela s’explique par le fait que la compréhension des étoiles à neutrons et des trous noirs nécessite la théorie de la gravitation d’Einstein (relativité générale). Les étoiles à neutrons ont des champs gravitationnels très puissants et par ce fait, elles sont déjà très proches des trous noirs. Les astrophysiciens ont découvert ces systèmes binaires grâce aux satellites, qui comportent des télescopes pour détecter des rayons X (aussi appelés rayons Röntgen), un rayonnement émis par les étoiles à neutrons et les trous noirs présents dans les systèmes binaires.

La formation de ces systèmes binaires était le sujet de mes recherches, voilà pourquoi je me trouvais à ce Conseil de 1973.

Le gaz de l’atmosphère de l’étoile normale du système binaire s’écoule vers l’étoile à neutrons ou vers le trou noir. À cause du mouvement orbital du système binaire, le courant de gaz forme un disque d’accrétion autour de l’étoile à neutrons (ou du trou noir) et tombe en « spiralant » vers la surface de cette étoile compacte (ou vers l’horizon du trou noir). La gravitation est si forte que le gaz entre en collision avec la surface de l’étoile à neutrons avec une vitesse de la moitié de la vitesse de la lumière (c’est une vitesse incroyablement rapide, 150 000 km par seconde). Cela rend la surface de l’étoile à neutrons extrêmement chaude : une température de 10 millions de degrés Kelvin. À cette température, le gaz émet des rayons X, et l’étoile à neutrons devient une source énorme de rayons X. Le même phénomène se produit pour les trous noirs. Le gaz « spirale » dans le disque et lorsqu’il arrive près du trou noir, la vitesse orbitale dans le disque est proche de celle de la lumière. Ensuite, les atomes de gaz entrent en collision les uns avec les autres, et cela rend le gaz terriblement chaud : 10 millions de degrés Kelvin. Avant de disparaître dans le trou noir, le gaz chaud émet une énorme quantité de rayons X. C’est ainsi que l’on a pu découvrir ces étoiles binaires à rayons X par centaines.

Les objectifs principaux de ce Conseil de 1973 étaient d’étudier ces systèmes binaires et de discuter des recherches cosmologiques, par exemple : la nature des quasars. Ce sont des objets situés à des distances cosmologiques qui émettent des quantités énormes de lumière. À cette époque on décrivait déjà ces quasars formés de trous noirs et ayant des masses atteignant des centaines de millions de fois la masse solaire. Et depuis 1973, ce modèle des quasars a été confirmé par de nombreuses observations à l’aide de grands télescopes terrestres et depuis l’espace. 

Ma contribution à la conférence était centrée sur la question de la formation de ces systèmes binaires, c’est à dire : comment la nature les fabrique-t-elle ? Les scientifiques principaux qui travaillaient dans ce secteur de recherche participaient au Conseil ainsi que les cosmologues, bien sûr. La cosmologie utilise de manière essentielle la théorie relativiste de la gravitation. Le président de ce Conseil de 1973, Amaldi, possédait un grand intérêt pour la cosmologie.

Martin Rees joua lui aussi un rôle très actif au Conseil de 1973. Lui et moi étions les seuls présents à ces deux Conseils sur l’astrophysique en 1973 et en 2014.

Stephen Hawking, peu connu à cette époque, était absent. Il n’avait pas été invité, puisque sa grande découverte n’avait pas encore été faite. Il travaillait sur les trous noirs et en 1974 il en démontra l’évaporation grâce aux effets de la mécanique quantique. Il a ainsi réussi à relier la mécanique quantique à la gravitation.

Marina Solvay : C’est un moment important que ce premier rapprochement entre la mécanique quantique et la relativité, c’est-à-dire entre l’étude de l’infiniment petit et de l’infiniment grand.

Professeur Edward van den Heuvel : Exactement. Hawking est le seul à avoir réussi cet exploit. L’idée de l’évaporation des trous noirs est liée au principe d’incertitude d’Heisenberg.

Un trou noir possède un horizon, et une fois à l’intérieur de cet horizon, rien ne peut en sortir. En dehors de l’horizon, on peut s’échapper du trou noir, mais pas sans l’aide d’énormément d’énergie. Mais lorsqu’elle se trouve proche de l’horizon, une particule, à cause du principe d’incertitude, ne sait pas exactement où elle est. Alors elle est à la fois à l’intérieur de l’horizon et à l’extérieur. À proximité de l’horizon, à cause de la gravitation très forte, se forment spontanément des paires d’électrons et de positrons, et il est possible que les uns se situent à l’intérieur et les autres à l’extérieur et vice versa. Et dans ce cas, la particule à l’extérieur peut s’échapper.

De cette façon, le trou noir perd alors de l’énergie parce qu’il perd des particules. Hawking  a démontré que ce phénomène se produisait ainsi et que cela signifiait que le trou noir possède une certaine température parce qu’il irradie des particules et, grâce à cela, on peut calculer cette température. À cause de l’évaporation, la masse du trou noir devient de plus en plus petite.

En fait, pour les très gros trous noirs qu’on trouve dans les systèmes binaires de rayonnement X, qui possèdent une masse égale à plusieurs fois celle du Soleil, ce phénomène a très peu d’effets. Mais lorsqu’il s’agit de mini-trous noirs, c’est différent. Théoriquement, plus ils deviennent petits, plus vite ils s’évaporent. Peut-être que pendant le Big Bang, des trous noirs très petits ont été créés.

Évidemment cette évaporation n’a jamais pu être observée, mais tout le monde est convaincu que Stephen Hawking a raison, parce que nous savons aujourd’hui, grâce aux expériences nombreuses, que la mécanique quantique fonctionne correctement. Alors cela doit être vrai !

À part Hawking, Jacob Bekenstein, en Israël, avait obtenu de son côté les mêmes résultats sur la température des trous noirs, et d’une manière tout à fait différente. Cela confirme les effets liés aux théories de la mécanique quantique, obtenus par Hawking. Hawking a été invité au Conseil de 2014 sur « l’Astrophysique et la Cosmologie » mais, malheureusement, il n’était pas en grande forme et il n’a pas pu y participer.

Marina Solvay : Il travaille encore aujourd’hui ?

Professeur Edward van den Heuvel : Oui, certainement. Mais je crois qu’aujourd’hui, il passe une grande partie de son temps à populariser la science.

Marina Solvay : Hawking écrit très bien ! C’est limpide !

Professeur Edward van den Heuvel : C’est un génie, absolument ! Mais j’ai peur qu’il ne puisse pas recevoir un prix Nobel parce qu’il faudra longtemps avant que l’on puisse observer l’évaporation des trous noirs. Le prix Nobel n’est décerné qu’à ceux qui ont pu confirmer leurs théories par l’expérience ou par des observations.

Marina Solvay : C’est comme pour le boson de Higgs de Brout et Englert, il a fallu construire le LHC au CERN pour prouver son existence. Maintenant, le CERN ne sert plus à rien !

Professeur Edward van den Heuvel : Oh non, vous ne pouvez pas dire cela ! Le CERN fait beaucoup de recherches très importantes. II y a encore beaucoup d’inconnues dans le domaine de recherche des particules élémentaires, par exemple dans le domaine de neutrinos, et sur la nature de la matière noire.

Marina Solvay : Est-ce que la matière noire était l’un des sujets discutés dans les années 1973 ?

Professeur Edward van den Heuvel : Non. On l’avait déjà découverte dans les années 30, mais en 1973 personne ne s’en préoccupait. On pensait, à cette époque, que c’était du gaz invisible ou quelque chose de similaire. Mais lorsque plus tard les radiotélescopes et les premiers télescopes à rayons X les ont étudiés, ils n’ont pas trouvé de gaz, alors que normalement on aurait dû apercevoir les gaz à hydrogène et les gaz chauds avec ces télescopes. C’est en 1976 que Vera Rubin  a réalisé que la matière noire existe aussi dans les galaxies normales, comme la nébuleuse Andromeda et notre galaxie.

Le Suisse Fritz Zwicky, qui travaillait à Caltech, a découvert dans les années 30 que dans les amas de galaxies, dans la constellation de Coma plus précisément, il y a beaucoup de matière invisible. Il a aussi pu mesurer que les galaxies se déplacent dans l’amas, chacune à grande vitesse dans différentes directions. En mesurant la lumière d’une galaxie, on peut calculer le nombre d’étoiles s’y trouvant et donc la masse de la galaxie.

Il a additionné le tout, à savoir l’ensemble des masses des galaxies qui se trouvent dans l’amas. Et il est parvenu à calculer la vitesse pour échapper à la gravitation de l’amas. Cette vitesse calculée pour s’échapper était beaucoup plus petite que les vitesses mesurées des galaxies dans l’amas.

Ce qui fait que l’on pourrait s’attendre à ce que les galaxies se soient échappées. Et pourtant ces galaxies sont là, dans l’amas, depuis déjà plus de 10 milliards d’années.

Comment est-ce possible ? Il doit y avoir un supplément de masse pour que la vitesse d’échappement soit plus grande. Il faut donc admettre qu’il y a plus de masse dans l’amas, une masse que l’on ne voit pas dans les galaxies. Cela pourrait être des gaz ou autre chose, mais des études avec des télescopes divers n’ont rien détecté. Il n’y a rien. Il doit probablement s’agir d’un type de particule mystérieuse qui n’exerce que de la gravitation et qui n’interagit pas avec les autres particules de matière « normale », comme nous la connaissons. Cette particule différente n’intervient pas dans la masse visible. Personne ne sait ce que c’est, mais peut-être qu’on finira par en découvrir la nature au CERN.

Une nouvelle théorie prétend qu’il n’y a pas de matière noire, que la théorie gravitationnelle ne fonctionne plus à partir d’une très grande distance et que donc, à cette distance, Einstein et Newton « auraient tout faux ». Cette théorie, d’un de mes collègues à l’université d’Amsterdam, fait l’objet d’une publicité énorme dans notre pays, mais à mon opinion elle ne fonctionne pas vraiment. Une théorie un peu différente a été proposée par mon collègue Mordehai « Moti » Milgrom  en Israël.

Mais je pense qu’il est beaucoup plus probable que la matière noire soit faite d’un type de particules élémentaires que nous ne connaissons pas encore, mais qui ont été fabriquées en très grande quantité lors du Big Bang. Cette particule n’a ni charge électrique ni champ magnétique et possède seulement une masse qui produit une attraction gravitationnelle ; c’est cette particule que nous appelons de la matière noire. La raison pour laquelle les scientifiques du CERN pensent qu’ils peuvent découvrir quelque chose comme cela, c’est notre certitude que la théorie du Modèle Standard des particules élémentaires n’est pas encore complète. C’est une théorie magnifique qui explique un bon nombre de choses, mais dont certaines sont encore inexplicables.

Il y a des asymétries pour certaines particules et antiparticules, lorsqu’elles émettent un rayonnement, qui ne font pas partie de la théorie du Modèle Standard. Celle-ci ne peut pas expliquer ces asymétries. Des améliorations sont nécessaires. Il existe diverses théories qui vont au-delà de la théorie du Modèle Standard. C’est encore spéculatif, mais certaines de ces théories prédisent des particules avec des propriétés qui ressemblent à de la matière noire. Lorsqu’on atteint des niveaux d’énergie très élevés, certaines de ces particules peuvent être observées au CERN.

Le CERN ne sera pas moins utile après la démonstration du boson !

Marina Solvay : Et la matière noire était-elle un des sujets abordés au Conseil de 2014 ?

Professeur Edward van den Heuvel : Oui. Ce fut une session très importante qui généra des discussions intenses pendant une grande partie du Conseil.

Marina Solvay : Et, était-ce la raison pour laquelle vous pensiez alors que vous en connaissiez si peu en astrophysique ? 

Professeur Edward van den Heuvel : Oui ! D’autant que j’ai pu constater notre ignorance au sujet de l’énergie noire qui représente 70 % de la masse/énergie de l’Univers. L’énergie noire et la matière noire ensemble représentent 96 % de la masse/énergie de l’Univers et nous n’en connaissons rien. Nous connaissons seulement le caractère de 4 % de masse/énergie de l’Univers !

Marina Solvay : Pensez-vous que les Conseils Solvay sont encore utiles aux progrès de la science ?

Professeur Edward van den Heuvel : Dans les années 20 et les années 30, il existait vraiment très peu de conférences internationales. De nos jours, il en existe bien entendu beaucoup plus. Des périodes turbulentes telles que les années 20 et 30, qui ont vu la découverte de la mécanique quantique et de la physique nucléaire, sont excessivement rares dans l’histoire de la science, et les Conseils Solvay durant cette période ont eu une importance énorme. Pendant le Conseil de 1973, nous vivions une période similaire, avec des questions complètement nouvelles sur « l’astrophysique de haute énergie ». Depuis les années 60, nous savions qu’il existait de mystérieuses sources de rayonnement X dans notre galaxie, et jusqu’en 1971-1972, personne ne savait ce que c’était ni d’où elles provenaient. Et dans les années 1971-1972, on a découvert qu’il s’agit d’étoiles à neutrons et de trous noirs dans les systèmes binaires. Je pense qu’après une telle découverte, il fut très opportun d’organiser un Conseil de physique Solvay. Et en 1973, nous avons été réunis à ce Conseil, chacun dans son secteur de recherche. Ce Conseil fut vraiment un très grand succès et a permis de nombreux progrès dans ce domaine.

Bien entendu, la découverte de l’énergie noire est très récente et il est primordial de réunir tout le monde pour en parler. Mais il faut énormément de temps pour prouver quoi que ce soit et il y a des mystères très difficiles à percer aujourd’hui. Tout le monde espérait que la théorie des cordes pourrait nous aider dans ce secteur, mais personne n’y arrive encore.

Aujourd’hui, nous ne sommes pas encore à l’aube d’une découverte pour réunir tous ces cerveaux, mais peut-être que dans quelques années… Mes espoirs pour la matière noire sont liés au CERN où j’espère qu’on pourra en découvrir la nature.

Une tout autre chose importante à dire : je suis presque certain que Kip Thorne va recevoir un prix Nobel, avec ses collègues Rainer Weiss de MIT et Ronald Drever de Caltech, qui étaient à la base de la découverte des ondes gravitationnelles le 14 septembre 2015. Les antennes LIGO qui détectent les ondes gravitationnelles ont observé la fusion d’un système binaire consistant en deux trous noirs de masse d’approximativement 30 masses solaires. Nous espérions déjà qu’ils recevraient le prix Nobel l’année dernière.

Thorne n’était pas au Conseil de 1973, il aurait dû être là. J’ai appris beaucoup de choses importantes à ce Conseil, et je suis certain qu’il nous aurait beaucoup apporté s’il y avait participé.

Marina Solvay : Et avez-vous appris moins de choses intéressantes en 2014 ?

Professeur Edward van den Heuvel : Dans mon secteur de recherches sur les systèmes binaires, il n’y avait pas au moment du Conseil tellement de nouveautés spectaculaires comme en 1973. Mais d’un autre côté, au Conseil de 2014, on a prouvé, en utilisant des systèmes doubles de deux étoiles à neutrons, la véracité des théories d’Einstein avec énormément de précision. C’était un résultat vraiment sublime. Et la découverte des ondes gravitationnelles en 2015 vient encore les confirmer d’une manière fantastique, puisque cela confirme vraiment directement l’existence des trous noirs. Dommage que cette découverte ne se soit pas faite en 2013 ou en 2014, avant le Conseil de 2014 !